Dans la plaine fertile de l’Anatolie, autrefois le grenier de la Turquie, Fatih Sik contemple l’avenir de son exploitation familiale avec un mélange de tristesse et de résignation. À 46 ans, dont 34 passés à travailler sans relâche au milieu des champs et des bêtes, cet éleveur-cultivateur est confronté à une crise qui met en péril son métier et, plus largement, le modèle agricole turc.
Ce jour-là, c’est une vache laitière que Fatih doit envoyer à l’abattoir, une décision qui, il y a quelques années, aurait été impensable. « Pour qu’une vache soit rentable, elle doit produire au moins 27 litres de lait par jour. Sinon, elle me coûte plus qu’elle ne me rapporte. Depuis trois ans, je n’ai pas d’autre choix que de réduire mon cheptel », confie-t-il à Anne Andlauer, correspondante à Istanbul.
Une inflation galopante, des coûts insoutenables
L’inflation qui mine l’économie turque, estimée à 44 % pour la fin de l’année 2024, frappe de plein fouet le secteur agricole. Cette spirale inflationniste, alimentée par des politiques économiques contestées, a fait bondir les prix des intrants agricoles. En un an seulement, le coût des engrais, pesticides, semences et carburants a grimpé de 32 %.
Pour des agriculteurs comme Fatih, cette situation n’est pas tenable. « Chaque jour, il devient plus difficile de joindre les deux bouts. Avant, je pouvais subvenir aux besoins de ma famille grâce à mon travail. Aujourd’hui, je travaille en ayant faim », déclare-t-il avec amertume.
Un sentiment d’abandon
Au-delà des difficultés financières, c’est le sentiment d’abandon qui ronge les agriculteurs turcs. « Au lieu de nous soutenir, le gouvernement nous achève », dénonce Fatih. Lorsque les prix de la viande augmentent, Ankara favorise les importations pour contrer la hausse. De même, face à la montée des prix du lait, les autorités privilégient l’achat de lait en poudre étranger. « On va finir par devenir dépendants de l’étranger », s’indigne l’agriculteur.
Une génération sacrifiée ?
Pour Fatih, la perspective de transmettre son exploitation à son fils s’éloigne chaque jour un peu plus. À 16 ans, ce dernier a déjà exprimé son refus de reprendre le flambeau familial, un choix qui reflète la perte d’espoir d’une génération entière. « Un jour, je devrai vendre mon exploitation, comme j’ai vendu mes vaches », soupire Fatih.
Alors que la Turquie traverse cette crise économique majeure, les agriculteurs comme Fatih symbolisent un secteur en sursis. Sans une réponse rapide et structurelle à leurs problèmes, c’est l’ensemble de l’agriculture turque qui risque de s’effondrer, emportant avec elle des traditions séculaires et la sécurité alimentaire du pays.