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Badia Aarab: « On « bourre » les ingénieurs de savoirs »

A la rencontre de Badia Aarab ingénieur agronome et présidente de l’Union Nationale des Ingénieurs Marocains.

Badia Aarab, est ingénieur agronome en production animale, diplomée de l’IAV et est également présidente de l’Union Nationale des Ingénieurs Marocains (UNIM). Badia retrace pour Ingénieurs sans frontières son parcours d’ingénieure agronome militante lors d’un échange de juillet 2015, avec des propos plus que jamais d’actualités.

Commençons par le commencement… Où as-tu fait tes études ?

Badia Aarab, est ingénieur agronome en production animale, diplomée de l'IAV et est également présidente de l'Union Nationale des Ingénieurs Marocains (UNIM)Badia Aarab: Je suis diplômée en agronomie générale de l’Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II (IAVHII) avec une spécialisation en productions animales au Centre International des Hautes Études Agronomiques Méditerranéennes de Saragosse.

Avec le recul que tu as aujourd’hui, que penses-tu de ta formation ?

On « bourre » les ingénieurs de savoirs

C’était une formation solide en agronomie, mais qui m’a assez peu servi au final puisque dès mon premier poste, j’ai travaillé en gestion de projet alors que je manquais de base dans ce domaine. De plus, bien que nous ayons reçu de nombreux enseignements en sciences humaines, leur objectif n’était pas le développement de l’esprit critique des élèves. On apprenait les théories mais sans creuser ; il fallait absorber l’information mais certainement pas la questionner. On « bourre » les ingénieurs de savoirs, mais on ne leur apprend pas à réfléchir dans une approche systémique. Cependant, les stages permettent une meilleure compréhension des enjeux agricoles. En fait, le système éducatif tel qu’il est conçu aujourd’hui forme des ingénieurs performant techniquement, mais ne garantit pas des compétences en termes de gestion des ressources et des conflits pour bâtir un développement durable en faveur du peuple.

Quel a été ton parcours ensuite ?

Dès mes premiers postes, j’ai été positionnée sur la gestion et l’évaluation de projets. D’abord dans une association professionnelle d’éleveurs (Association Nationale Ovine et Bovine), puis dans le cadre de la coopération technique entre l’Allemagne et le Maroc sur un projet de développement pastoral dans la zone orientale du Maroc. Nous devions réaliser un diagnostic des élevages nomades de la zone, identifier les circuits suivis par les troupeaux ainsi que les circuits de commercialisation.

Je suis ensuite devenue facilitatrice pour le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) pour animer les échanges entre les différentes parties prenantes dans le cadre d’un projet en partenariat avec le ministère de l’agriculture marocain. Mon rôle, avec les autres agents du PNUD, était celui de médiatrice. J’organisais des ateliers d’échange et de concertation avec les communautés concernées. J’ai alors découvert une autre réalité : celle du terrain. Ces expériences m’ont permis de dépasser les problématiques agricoles et techniques. D’autres paramètres apparaissaient, plus prioritaires pour les populations. Une des problématiques qui m’a la plus marquée, et qui restera prédominante tant que la pauvreté persistera, est celle de la prostitution dans les communes rurales. En effet, le niveau de pauvreté est tel que beaucoup n’ont pas d’autres choix. Donner accès à l’éducation et à des activités génératrices de revenus est un vrai défi.

il n’est pas « normal » pour une femme de passer sa journée en voiture pour sillonner la campagne à la rencontre des producteurs

Par ailleurs, être une femme travaillant dans les milieux ruraux avec les populations nanties ou marginales a suscité pas mal de problèmes. Mon principal problème était de maintenir mon indépendance et de faire face à la corruption dans l’administration territoriale. J’ai toujours dû me justifier pour ce poste, car il n’est pas « normal » pour une femme de passer sa journée en voiture pour sillonner la campagne à la rencontre des producteurs.

Fin 2000, j’ai intégré le Ministère de l’Agriculture et de la Pêche Maritime (MAPM) pour travailler sur la même zone, proche de Marrakech dans le centre du Maroc. J’avais pour objectif de développer le lien avec les organisations professionnelles de la région : coopératives, associations de développement local, associations professionnelles… J’avais acquis une bonne connaissance de ces réseaux de par mon expérience précédente et j’avais de bonnes relations avec ces interlocuteurs, parfois difficiles d’accès. Mon rôle était d’animer les réseaux et d’appuyer ces organisations en leur facilitant l’accès aux financements et aux formations. En effet, ces associations remplissent une fonction sociale de plus en plus importante dans ces zones isolées.

En 2003, j’ai fini par rentrer à Rabat, d’où je suis originaire. Des responsables centraux du ministère m’avaient proposé de travailler sur la mise en œuvre du projet de développement rural intégré de mise en valeur des zones bour (DRI-MVB), projets entrepris par le MAPM avec la Banque mondiale, sur 12 communes rurales. En définitive, le projet a obtenu quelques avancées en termes de renforcement des infrastructures rurales, mais n’a pas pu atteindre l’objectif central de cette nouvelle génération de projets qui se basent sur la coordination de tous les secteurs (infrastructures, agriculture, santé…) et sur la synchronisation des programmes de développement d’une région, avec une plus grande implication des populations concernées. En 2009, le MAPM a été restructuré, sous l’impulsion du Ministre Aziz Akhennouch. Toutes les fonctions non régaliennes du ministère ont été déléguées à une agence de développement agricole (ADA). Les objectifs du projet DRI-MVB, jusqu’alors prioritaires pour le MAPM, ont été abandonnés, alors qu’ils devaient être capitalisés et reproduits. Depuis, je suis à la direction de l’Irrigation au MAPM, je gère des dossiers de la Direction. Dans l’idéal, j’aimerais repartir sur le terrain. Ce qui m’intéresse, c’est l’échange avec les populations touchées par les programmes et l’évaluation d’impacts.

Et qu’en est-il de ton parcours de militante ?

J’ai toujours cherché à connaître mes droits, mes devoirs et mon rôle. Ce besoin s’est accentué avec mon évolution professionnelle. L’adhésion à un collectif syndical me paraissait de plus en plus importante et évidente. Dès mon intégration au MAPM, j’ai adhéré à la Fédération Nationale du Secteur Agricole (FNSA). J’ai été élue membre du secrétariat exécutif de la Fédération lors du 5eme congrès en 2011. La FNSA est l’organisation syndicale la plus représentée du secteur agricole. Elle se base sur des principes progressistes et démocratiques et mène un combat pour servir les travailleurs et travailleuses et non s’en servir, dans le but de participer à bâtir un monde de dignité humaine, de justice sociale, de paix et de démocratie populaire.

Dès 2005, j’ai été élue membre du secrétariat exécutif de l’Organisation des Femmes du Secteur Agricole (OFSA). Les objectifs de l’OFSA sont de mobiliser les femmes autour du rôle du syndicat, de l’importance de leur participation dans la lutte pour la démocratie, de l’égalité des genres dans tous les domaines, de la reconnaissance du rôle de la femme dans la société et du respect de tous ses droits. Au sein de la FNSA et avec la collaboration d’autres organisations démocratiques, nous travaillons sur les droits socio-économiques des travailleurs et travailleuses, en particulier les ouvriers et ouvrières agricoles. En effet, le droit du travail marocain offre une protection minimale à ces employés. Au niveau des exploitations agricoles, les droits des ouvriers sont généralement bafoués. De plus, ils sont discriminés par rapport aux ouvriers du secteur industriel, qui sont statutairement mieux rémunérés. C’est encore pire pour les femmes, qui sont moins payées et travaillent plus. Nous voyons de plus en plus d’Européens qui viennent s’implanter et profiter de cette main-d’œuvre malléable et bon marché.

Par ailleurs, les militants FNSA ont joué un rôle important en 2000 en appuyant la campagne de l’Union Nationale des Ingénieurs Marocains (UNIM) pour améliorer la situation des ingénieurs, via des rassemblements importants de protestation des ingénieurs de sa Commission Nationale des Ingénieurs du Secteur Agricole (CNISA). C’est ce qui a sensibilisé ma génération à l’existence de l’UNIM, qui était inactive depuis de nombreuses années. Par la suite, la FNSA et la CNISA ont eu un rôle clé dans cette nouvelle dynamique. Elles ont retravaillé la gouvernance interne de l’UNIM et encouragé les ingénieurs à se rassembler sous cette union.

En 2006, une commission préparatoire du 6ème congrès de l’UNIM a été ouverte, où la FNSA était largement représentée. Le 6ème congrès appelé « congrès de la renaissance » a finalement eu lieu en 2008, rassemblant tous les syndicats et toutes les tendances politiques. Ce fut le mandat de la réconciliation entre les différentes franges, les jeunes, les anciens, etc. autour d’une vision de l’UNIM comme organisation professionnelle et syndicale unitaire et indépendante. Suite à mon travail pour la préparation de ce congrès, j’ai été élue Secrétaire générale de l’UNIM sur le mandat 2008 – 2012, ce qui a été très formateur avant d’être élue présidente sur le mandat suivant.

Mais alors sur quoi repose le militantisme de l’UNIM ?

Sur la charte de 1971, revue en 1985 et réaffirmée lors du 6ème et 7ème congrès. L’UNIM a été créée en 1971 comme première organisation nationale de masse et démocratique des ingénieurs marocains, en décidant de s’éloigner de la conception de l’ingénieur comme technicien renfermé, vivant pour soi et consacrant son expertise à l’exécution. Dans un contexte de dépendance économique et culturelle, les ingénieurs marocains considèrent que leur travail est limité à des rôles formels ou purement exécutifs et que les décisions les plus importantes sont prises loin d’eux. C’est ce qui renforce la tendance de l’ingénieur à s’affirmer en pensant qu’il faut résoudre nos problèmes économiques par une technicité naïve et la concurrence acharnée pour les postes de responsabilité.

Dès la constitution de l’UNIM, les ingénieurs fondateurs, conscients de leur rôle dans la société marocaine et de la responsabilité qui leur incombe, ont adopté un pacte consacrant leur vision du nouvel ingénieur marocain. Cette vision est celle d’un technicien et d’un citoyen épousant les causes de son peuple, dont il partage les aspirations à l’émancipation, et visant à mettre son expertise au service de l’édification d’une économie nationale orientée vers la satisfaction des besoins essentiels de la population. L’Union est, depuis sa constitution, l’organisation interlocutrice du gouvernement marocain concernant les revendications de l’ingénieur et de l’Ingénierie marocaine.

Quels sont les combats de l’UNIM ?

L’UNIM travaille grâce à ses membres volontaires à organiser et défendre les intérêts moraux et matériels de tous les ingénieurs marocains et à renforcer les liens de solidarité entre eux. Elle vise à élever le niveau de l’ingénieur marocain socialement, moralement, scientifiquement et professionnellement, mais également en tant que technicien et citoyen épousant les causes de son peuple et visant à mettre son expertise au service de l’édification d’une économie nationale. Au niveau national, l’UNIM travaille à élever le statut de la profession d’ingénieur et à organiser les règles de la pratique de son activité. Nous assurons aussi la coordination avec les organisations nationales professionnelles et scientifiques qui ont les mêmes objectifs, afin de développer une technologie nationale indépendante. Cela passe par la mise en place d’un enseignement technique complet et l’appui à la recherche scientifique pour élever, défendre et maintenir la richesse du pays aux niveaux économique, technique et scientifique. À travers ses relations extérieures, l’UNIM coordonne ce travail avec toutes les instances d’ingénierie professionnelles, arabes et internationales similaires.

Dans ce sens, l’UNIM a travaillé au cours du mandat précédent à l’amélioration du statut des ingénieurs du public. Un cahier revendicatif, élaboré par les instances de l’UNIM, a été adressé au gouvernement marocain en 2010. Plusieurs réunions de négociations ont été tenues entre le gouvernement et l’UNIM. Des journées de sensibilisation et de mobilisation ont été organisées dans tout le pays et des sit-in de protestation ont eu lieu en cas de blocage des négociations. En définitive, un accord a été signé en juin 2011 stipulant l’amendement du statut des ingénieurs et ingénieurs architectes dans le secteur public, collectivités locales et établissements publics à caractère administratif, mais également d’autres points concernant la poursuite des négociations sur les formations d’ingénieurs et l’organisation des métiers. C’est ce qui a donné lieu à l’organisation du Premier Colloque sur l’Ingénierie National en partenariat avec le gouvernement marocain.

Le Colloque National sur l’Ingénierie est le premier débat national sur l’ingénierie de l’histoire du Maroc. Il a pour objectif d’examiner les conditions d’exercice de la profession d’ingénieur au Maroc et les moyens d’améliorer et de développer les conditions de son exercice et ses perspectives d’avenir.

la souveraineté alimentaire, la dignité, la justice sociale et l’égalité pour tous et toutes

Finalement, quelles sont les compétences que tu mobilises le plus dans tes activités aujourd’hui ?

Mon parcours m’a permis d’acquérir un certain niveau de connaissance et de compréhension des acteurs en place dans le secteur agricole. Mes modestes compétences syndicales, professionnelles, et en gestion, me permettent une vision globale des enjeux. Ce qui me motive le plus, c’est de travailler pour la population marocaine, ce que ne me permet pas le ministère de l’Agriculture dans sa configuration actuelle. Mon engagement syndical me remet au contact de ce combat et me donne une liberté totale dans l’articulation de mes différentes fonctions. Mon sentiment est d’avoir une responsabilité envers ce peuple marocain qui m’a permis d’avoir une éducation et un parcours professionnel riche. Je serai donc toujours au service de ses causes justes, à savoir la souveraineté alimentaire, la dignité, la justice sociale et l’égalité pour tous et toutes.

Avec Ingénieurs Sans Frontières & Crédit photo:DR
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