Dans une étude publiée par Environmental Health, deux chercheurs suédois affirment que certains géants de l’agrochimie ont délibérément dissimulé aux autorités européennes les résultats inquiétants de tests de toxicité pour le cerveau en développement. Ce problème, qualifié de « grave » et comparé au scandale du Dieselgate, suscite une grande préoccupation au sein des instances européennes. Aujourd’hui, cinq médias européens, dont Le Monde, publient ces résultats ainsi que les réactions des responsables européens.
Lorsqu’une entreprise souhaite obtenir l’autorisation de mettre sur le marché un pesticide, elle doit soumettre des dossiers aux autorités sanitaires compétentes, comme l’Agence de protection de l’environnement (EPA) aux États-Unis et l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) en Europe. Ces dossiers comprennent des études préalables sur l’utilisation du produit et ses effets, parmi d’autres informations. Les chercheurs suédois, Axel Mie et Christina Rudén, ont remarqué en comparant certains de ces dossiers présentés par plusieurs industriels en Europe et aux États-Unis, que les informations relatives à la toxicité potentielle pour le développement du cerveau manquaient dans la partie européenne. Leurs travaux révèlent que neuf molécules sont concernées par ces manquements, notamment l’abamectine, l’éthoprophos, le buprofézine, la fénamidone, la fénamiphos, le fluaziname, le glyphosate-trimésium, le pymétrozine et le pyridabène.
Dans chaque cas, les tests de toxicité (DNT) effectués sur ces pesticides ont donné des résultats inquiétants. Les industriels auraient transmis ces résultats aux autorités américaines, qui les exigent mais qui sont plus indulgentes, mais pas aux autorités européennes réputées plus strictes, mais dont les exigences en matière de dépôt de dossier sont floues.
En conséquence, des pesticides ont pu être mis sur le marché en Europe en 2008 et 2007, respectivement, alors que des tests réalisés deux à trois ans auparavant avaient révélé des effets significatifs sur le cerveau des animaux de laboratoire exposés in utero. Dans le cas de l’abamectine, les tests n’auraient tout simplement pas été inclus dans le dossier. Dans le cas de l’éthoprophos, les résultats auraient été interprétés différemment par un géant de l’agrochimie, aboutissant à une conclusion rassurante.
Ces tests ont finalement été transmis à l’EFSA (en 2019 pour l’un et en 2017 pour l’autre) après un signalement des chercheurs suédois. Depuis lors, l’autorité européenne a considérablement restreint l’utilisation de l’abamectine et a strictement interdit l’utilisation de l’éthoprophos, seize ans après que leur toxicité pour le neurodéveloppement a été prouvée.
Comment une telle situation a-t-elle pu se produire ? Interrogés par Le Monde, les industriels, ne contestent pas les faits, mais affirment avoir respecté scrupuleusement la réglementation européenne en vigueur au moment de la constitution des dossiers d’autorisation de mise sur le marché. Selon eux, l’EFSA n’exigeait pas à l’époque l’inclusion des études de DNT dans les dossiers. De plus, selon eux, la présence de ces tests n’aurait pas changé la donne.
La législation européenne manque en effet de clarté. Selon la Commission européenne, les entreprises doivent « signaler aux États membres la découverte d’effets indésirables [de leurs produits] en vertu de la directive de 1991 et du règlement de 2009″. La notion d' »effet indésirable » étant laissée à l’interprétation des industriels eux-mêmes, omettre de mentionner des tests démontrant une neurotoxicité avérée de leur produit peut être moralement condamnable mais pas illégal.
Cependant, les réactions au sein des instances européennes sont sévères. Dans une interview accordée au Monde, Pascal Canfin, eurodéputé français et président de la commission de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire au Parlement européen, parle d’un potentiel nouveau « Dieselgate ». Ce scandale avait éclaté en septembre 2015 lorsqu’un constructeur automobile avait reconnu avoir truqué 11 millions de voitures pour afficher des niveaux d’émissions d’oxydes d’azote inférieurs à la réalité. Pascal Canfin appelle à une réaction aussi sévère que celle qui avait été adoptée lors de ce scandale, qui avait ébranlé tout le secteur automobile.